10

 

Gosseyn Trois contempla fixement le groupe. Et tous lui rendirent son regard.

Il s’agissait d’êtres humains qui, apparemment, n’avaient rien d’exceptionnel… sauf Enro. Cinq d’entre eux étaient des hommes et des femmes de taille normale et qui semblaient respectueux des lois. Seuls, ils n’auraient causé aucun ennui.

Mais… debout à côté d’eux, grand et fort, il y avait Enro, cynique jusque dans la manière dont il se tenait. Le souverain du Plus Grand Empire, qui ne reculait devant rien. Il avait une flotte, là-bas, qui comptait autant de vaisseaux que ce navire dzan contenait d’hommes.

Que faisait Enro ici, avec sa chevelure d’un roux ardent et son âme flamboyante de cruauté ? Enro le tueur, le roi lubrique…

Les horribles images qu’il capta en consultant la mémoire double des Gosseyn étaient si nombreuses que…

Avec un effort presque physique, Gosseyn Trois mit fin à ces vaines pensées. Car il comprit soudain que Gosseyn Deux ne savait pas non plus ce qui avait poussé le Grand Empereur à venir.

… Il était soudain entré en contact avec sa sœur, expliqua mentalement Gosseyn Deux, et puisqu’il avait dit qu’il viendrait sans escorte…

C’était lui qui avait exprimé avec le plus d’ardeur le désir d’être transporté à bord du vaisseau dzan.

Mystère ! Il était là, gigantesque et sardonique ; son visage ressemblait un peu à celui de sa sœur. C’était un personnage étrange et dangereux. Impossible de déduire, à partir des données que Gosseyn possédait, ce qu’Enro espérait gagner en venant ici.

Il fallait prendre garde !

Et Gosseyn n’avait même pas le temps de réfléchir ou de s’informer auprès d’Enro lui-même. Breemeg allait arriver, apportant avec lui d’autres éléments de trouble.

Gosseyn se tourna vers la mère de l’empereur.

— Madame, y a-t-il un endroit où ces gens pourraient se cacher jusqu’à ce que nous décidions ce que nous allons faire et avec qui ils vont pouvoir s’entretenir ?

Le beau visage se détendit en un sourire.

— Qu’ils passent par cette niche.

Elle désigna l’endroit même où ils s’étaient déjà dissimulés.

— Il y a là une porte qui donne sur un grand appartement comprenant plusieurs chambres. Lorsque Enin et moi recevons des membres de notre famille, expliqua-t-elle, c’est là que nous les logeons.

C’était une solution provisoire qui semblait idéale. Le problème était résolu grâce à cette suite de pièces où tous les six pourraient attendre jusqu’à ce que soient prises les dispositions préliminaires indispensables.

« Je vais aller avec eux et prendre une photographie du plancher afin de pouvoir les rejoindre en cas d’urgence. »

— Qu’en penses-tu, Gosseyn Deux ?

Son alter ego lointain répondit mentalement :

— C’est une bonne position de repli. Je suppose que, puisque je les ai transmis là-bas, je pourrai aussi les ramener ici…

Brusquement, la voix qui lui parvenait de si loin changea de sujet.

— Mais il vaut mieux que je te mette en garde. Comme tu as dû le noter, au fur et à mesure que je me déplaçais par similarisation, dans ma lutte contre Secoh le Disciple et Enro le Rouge, mon cerveau second a progressivement développé sa capacité de suivre, sur des périodes de plus en plus longues, les changements effectués dans les différentes zones photographiées où je me transmettais. Il se peut qu’une connexion similaire se soit étendue à une zone quelconque de cette autre galaxie ; et puisque – passe-moi l’expression – tu en as subi le retour de manivelle, je te conseille de faire attention au processus à vingt décimales qui s’effectue dans ton cerveau. S’il se déclenchait automatiquement, porte aussitôt ton attention sur un emplacement photographié dans les parages. Si tu fais cela à chaque fois, peut-être arriveras-tu bientôt à maîtriser cette liaison avec l’autre galaxie.

Gosseyn Trois hocha la tête d’un air résolu.

— J’ai compris. Il vaut mieux que je similarise l’un des emplacements situés sur ce vaisseau, ou même l’un des tiens, là-bas, dans notre galaxie, plutôt que d’être entraîné à une distance encore plus énorme.

— C’est exactement cela, répondit Gosseyn Deux. (Puis, avec quelque chose qui ressemblait à un sourire, il poursuivit :) Remarque, je te prie, que nous sommes en train de nous séparer mentalement l’un de l’autre. Nous ne parlons plus d’« alter ego », mais de « toi » et de « moi ». Il sera intéressant de voir où cela va aboutir. Peut-être allons-nous devenir deux personnes différentes.

Ce dialogue mental s’était déroulé à la vitesse de la pensée ; et pendant ce temps-là, Gosseyn Trois était entré, avec les nouveaux arrivants, dans l’appartement qui leur était destiné. Il s’arrêta, apparemment sans raison, tandis que le reste du groupe s’engageait plus avant dans la grande salle de séjour. Le cerveau second de Gosseyn Trois prit une photographie juste à l’entrée du vestibule.

Les cinq nouveaux venus s’étaient aussitôt mis à visiter les lieux et ils lui tournaient tous le dos. Ils étaient en train d’ouvrir les portes des chambres à coucher.

Ce qui se produisit à ce moment serait forcément arrivé tôt ou tard. Gosseyn allait s’éloigner lorsque John Prescott dit quelques mots à sa femme Amelia.

Ce petit fait éveilla un souvenir dans la triple mémoire de Gosseyn et il rejoignit les Prescott. Il dit alors, en fronçant légèrement les sourcils :

— Juste un moment, je vous prie. La dernière fois que j’ai vu Mme Prescott, elle était étendue morte dans la Ville de la Machine des Jeux. Pour vous assurer qu’elle l’était bien, vous lui avez fait une injection d’un produit chimique qui devait être un remontant, et ses lèvres sont restées pâles au lieu de se teinter de bleu.

Prescott était un costaud à l’épaisse chevelure blonde et sa femme, une mince brunette. Il se contenta de sourire et lança un regard interrogateur à son épouse. Celle-ci sourit également.

— Monsieur Gosseyn Trois, dit-elle, la femme d’un Vénusien Ā qui joue un double jeu dans les rangs de l’ennemi est souvent obligée de s’armer de courage. Vous me rappelez là une expérience désagréable ; mais souvenez-vous qu’une affirmation telle que si-ses-lèvres-ne-deviennent-pas-bleues-c’est-qu’elle-est-morte est simplement intéressante, sur le plan de la Sémantique générale. Dire cela ne rend pas la chose réelle.

Elle sourit de nouveau et conclut :

— Si vous consultiez la mémoire commune aux Gosseyn, vous pourriez découvrir que nous avons eu une conversation beaucoup plus courte à ce sujet avec Gosseyn Deux.

Le souvenir surgit aussitôt. Quelque part, durant la frénétique lutte menée pour sauver Vénus, les Prescott avaient croisé le chemin de Gosseyn Deux qui sautait alors d’un lieu à vingt décimales à un autre et se battait pratiquement à chaque halte qu’il faisait. Lorsque le couple avait récemment réapparu, en compagnie d’Eldred et de Patricia Crang, aucune explication supplémentaire n’avait été soit demandée, soit fournie.

— Oh ! s’exclama Gosseyn Trois en se remémorant ce fait. Oui ! (Et il ajouta :) Je suis ravi.

Ils s’éloignèrent et il fit de même. Mais quelques secondes plus tard, lorsqu’il jeta un regard en arrière, il vit qu’ils avaient disparu dans l’une des chambres et que seule restait en vue Leej la prédictrice.

Elle s’était arrêtée et le regardait franchement. Un faible sourire éclairait son visage aux traits réguliers, et si caractéristiques.

Leej, la prédictrice de la planète Yalerta ; Leej la brune, qui pouvait peut-être lui dire ce que le futur lui réservait. Alors que cette pensée lui venait à l’esprit, elle parla.

— Douze minutes après que vous serez parti d’ici, vous utiliserez de nouveau votre cerveau second. Ce qui interrompt complètement la vision que je peux avoir de votre avenir.

Un laps de temps aussi court le surprit.

— Douze minutes ? répéta-t-il.

Il était brusquement fasciné. C’était sa première rencontre personnelle avec une prédictrice ; et elle était là, amicale, en train de lui offrir spontanément une information.

— Aucun indice de ce qui m’amène à accomplir cela ?

— Vous quittez l’appartement impérial avec cet homme… (elle hésita, puis l’identifia)… Breemeg. Vous marchez. Et puis, brusquement, vous vous apercevez de quelque chose. Et ça y est. Malgré mes capacités extraordinaires, c’est le néant.

Gosseyn demeura où il était ; et la prédictrice avait dû anticiper la suite car elle ne bougea pas non plus. Gosseyn reprit :

— J’ai une idée.

Elle sourit.

— Je sais. Mais formulez-la. Les pensées ne sont pas aussi claires que les mots dans une situation de prédiction.

Gosseyn hocha la tête.

— Lorsque vous avez travaillé au projet du Grand Saut, avec Gosseyn Deux et les autres, quel était exactement votre rôle ?

Elle répondit aussitôt :

— J’ai décidé – nous avons décidé – que j’essaierais de prédire quelle serait exactement la configuration des atomes, des molécules et des particules d’une certaine zone habitable de cette autre galaxie. Nous avions admis que le néant séparait les deux univers. Sur la base de cette prédiction, Gosseyn Deux prit une photographie de mon cerveau, prédiction comprise, et il tenta de nous similariser tous, par un seul saut, en ce lieu. D’une certaine façon, cela n’a pas complètement échoué.

— J’ai tous ces souvenirs dans mon esprit, bien sûr, dit Gosseyn Trois tout pensif. Mais ils me semblent si complexes que j’ai du mal à me représenter la chose. Autrement dit… (avec un sourire)… la Sémantique générale n’arrive pas, dans ce cas, à décrire dans sa totalité mon souvenir de l’événement. Les mots ont tout de même une valeur… (Il conclut :) Qu’est-ce qui a mal tourné ?

— Vous. (C’était au tour de Leej de sourire.) Imaginez-vous dans cette capsule, recevant toutes ces pensées sans que personne ne s’aperçoive de votre présence. En l’occurrence, vous étiez la partie la plus réceptive de tout le processus.

— Et à cause de moi, tout s’est inversé.

Pas de réponse. La femme resta silencieuse.

— Merci, dit Gosseyn.

Il repassa le seuil de la porte et se retrouva dans la niche d’où il put voir la mère de l’empereur parlant à un étrange petit homme tout excité.

Ne souhaitant pas la déranger, Gosseyn s’arrêta. À ce moment, il entendit la jeune femme dire :

— Mais je ne vous comprends pas. Qu’est-ce que vous dites ? Qu’est-il arrivé à Enin ?

Tandis que Gosseyn demeurait là, invisible, à l’intérieur du renfoncement, le petit homme dit d’une voix tremblante.

— Il a disparu ! Sous mes yeux ! (Il bafouillait.) Vous savez comment il est lorsque je le fais travailler. Sage pendant un moment. Et puis il commence à s’agiter. Il répond avec insolence. Il se lève d’un bond. Va se verser à boire. Il se tient mal mais il apprend. Cette fois-ci, il venait de s’asseoir et, pfuit ! il a disparu !

Il fallut une minute à Gosseyn pour comprendre ce que disait cette voix bégayante. Mais pour finir, l’image décrite verbalement par cet individu terriblement bouleversé s’imposa nettement.

Ce petit bonhomme était le professeur de l’empereur. Et pendant la leçon qu’il donnait au petit garçon, il avait vu son élève disparaître, littéralement, dans le néant.

Tout en écoutant ce récit, Gosseyn prit conscience que cet événement stupéfiant avait coïncidé avec l’arrivée d’Eldred Crang et des autres. Alors il se mit aussitôt en contact avec son alter ego.

— Penses-tu qu’il y ait eu une interférence et qu’Enin ait été automatiquement transmis ailleurs ?

— Je crois me souvenir qu’au moment de la transmission tu t’es remémoré plusieurs emplacements à vingt décimales photographiés par Gosseyn Un et par moi-même. As-tu pensé au petit garçon en le faisant ? Cela, je n’arrive pas à me le rappeler.

Ce n’était pas le bon moment pour fouiller dans sa mémoire. Car il vit que la jeune femme l’avait aperçu et qu’elle se tournait vers lui, profondément émue.

— Est-ce possible, demanda-t-elle d’une voix hésitante, que tout ce qui s’est passé… ?

Gosseyn s’était déjà remis du choc.

— Cela ressemble à ce qui lui est déjà arrivé. Je vais voir ce que je peux faire. Je…

Ils avaient tous deux oublié le professeur de l’empereur ; c’était comme s’il n’avait jamais existé. Et toute possibilité que Gosseyn prête attention au petit homme s’évanouit, car une sonnerie se fit alors entendre.

— Oh ! Mon Dieu ! s’exclama la jeune femme. Voilà Breemeg qui vient vous chercher !

— Ne vous inquiétez pas. Je vous promets de revenir dans quelques minutes ; mais il faut d’abord que je sache… que nous sachions… ce qui s’est passé dans le reste du vaisseau.

Oui, même lui se sentait plongé dans la confusion la plus totale lorsque, quelques minutes plus tard, il s’éloigna silencieusement avec le courtisan.

Avant de disparaître dans l’enchevêtrement de la végétation du jardin, il jeta un coup d’œil en arrière. La mère de l’empereur était sur le seuil de la porte et le regardait avec des yeux égarés.

Comme c’était habituellement une personne énergique et efficace, Gosseyn se dit qu’il ne s’agissait pas d’une réaction thalamique. Les véritables émotions, cela existait aussi.

Lui-même était un peu troublé. Car… se pouvait-il qu’il soit responsable de la disparition du jeune empereur ?

La fin du Non-A
titlepage.xhtml
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-3]La fin du Non-A(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html